Dr Jean Ebert - Directeur du centre Horizons
article publié dans la revue Passages
Les récents débats sur le syndrome d'alcoolisation foetale (SAF) et la résurgence de propositions de loi simplistes et réductrices comme celle d'un député UMP voulant pénaliser l'usage d'alcool par une femme enceinte sont les probables témoins d'un double constat. Il existe bien d'une part un problème de santé publique concernant l'alcoolisation durant la grossesse, et, d'autre part un sentiment d'impuissance de la société vis à vis de ce phénomène et de ses effets délétères pourtant connus depuis l'antiquité. Gageons cette fois qu'il s'agit d'une véritable et durable prise de conscience collective et de penser alors les outils d'une meilleure prévention et de soins médicopsychosociaux adaptés à des situations très diverses dans la réalité clinique. Les chiffres statistiques sont évidemment inquiétants au regard de la consommation d'alcool par les femmes en âge de procréer. L'enquête nationale INSERM 1998 montrait que 3.9% des femmes enceintes en France boivent plus d'un verre par jour. Ce taux rapporté par exemple à la seule région parisienne donnerait une estimation de 4500 à 5500 enfants susceptibles d'une imprégnation alcoolique durant leur vie intra-utérine.
Or, nous le savons (mais le savent-elles ?), l'alcool passe la barrière foetoplacentaire librement et rapidement, et l'alcool ingéré par la mère a des effets directs sur l'embryon et le foetus.
Le SAF est décrit depuis plus de 30 ans ( Paul Lemoine en 1968). Il touche actuellement entre 1,3 et 3,5 naissances pour 1000 par an. Il réunit 3 éléments, un retard de croissance, des anomalies craniofaciales, parfois associées à des malformations cardiaques, squelettiques et rénales, et des effets de dysfonctionnement du système nerveux central. Le SAF peut être total ou partiel.
Encore faudrait-il le distinguer des effets de l'alcool sur le foetus (EAF) où il n'y a pas de malformations mais conduisent à des retards psychomoteurs et sur le développement neurocomportemental.
Ces manifestations donneront plus tard des troubles neurodéveloppementaux plus ou moins sévères.
Ce qui est essentiel et sans doute motivent certaines réactions, c'est que l'arrêt de l'alcool par la mère signifie de facto l'arrêt des effets délétères sur l'embryon et le foetus. Il n'y a pas d'effet retard !
Mais revenons à la grossesse pour tenter d'en appréhender toute la complexité.
La fécondation est suivie d'un immense bouleversement de tout l'organisme féminin tant physiologique que psychologique. Les perceptions cénesthésiques du corps sont perturbées.
La grossesse du point de vue psychanalytique n'est pas un état, mais au contraire ne cesse d'être dynamique.
Ce qui donne sens à nos actes, nos comportements, nos choix relationnels... nous devons en distinguer ce qui est significatif pour nous et dont par anticipation nous pouvons en connaître le sens et ce qui est signifiant et dont nous exigeons le sens à l'avance. Ce qui fait sens alors ne nous est révélé (parfois) qu'a posteriori, dans l'après-coup, comme on dit.
Nous pensons ainsi éviter la confusion des mots : une grossesse n'est jamais le fruit du hasard, l'existence d'un enfant n'est jamais un accident.
Dire qu'un enfant n'a pas été voulu ne recouvre qu'un des aspects du désir. Lorsqu'il y a incident d'une contraception, ou mise à l'épreuve d'une stérilité supposée, il nous faut reconnaître là une forme de passage à l'acte, partie visible alors d'un désir inconscient non exprimé.
De même, vouloir un enfant, au sens du désir d'avoir un enfant représente une élaboration, une maturation psychique à laquelle toute femme enceinte ne peut prétendre comme allant de soi, dans l'a priori. Le destin de chaque grossesse, le devenir de l'enfant sont liés aux passages des différentes phases de la maternité, dont la réussite varie en fonction de l'histoire singulière de chaque femme. Le succès réside dans l'issue interne des remaniements libidinaux en jeu, c'est-à-dire en fonction du niveau de structuration de la personnalité et de ses possibilités évolutives mais aussi d'un certain nombre de facteurs externes. Dans ce désir d'enfant peuvent être contenus plusieurs enjeux : celui de se dégager de l'emprise maternelle, celui d'accession à l'être fille, l'être femme, ou devenir mère à son tour.
La grossesse réalise donc brutalement ce désir d'enfant constitué pendant l'enfance et depuis contenu.
Ainsi, la progression de la maternité ne peut se faire que par l'intermédiaire d'une crise comparable à celle de l'adolescence où vont êtres mobilisés les fonctions d'adaptation, les mécanismes de défense du Moi, les modèles pulsionnels, les images intériorisées qui ressurgissent à cette occasion. Tout au long de cette élaboration, la femme enceinte va se trouver en face de fluctuations de ses investissements affectifs, de ses positions relationnelles, de modifications du schéma corporel et de la représentation de soi.
Les énergies psychiques de la femme vont s'infléchir dans un sens narcissique et de retrait du monde extérieur pour se centrer normalement sur la protection du foetus. La réactualisation des conflits infantiles qui concerne l'être autonome, les identifications féminines et maternelles se fait sur un mode régressif du fait de l'identification au foetus avec indifférenciation de soi et d'autrui. Il s'agit d'un état d'une véritable crise d'identité.
L'ambivalence qui existe dès le début de la grossesse et qui s'exerce envers le foetus naît du désir inconscient d'avoir un enfant, et de la crainte de bouleverser l'équilibre actuel.
C'est au moment où la femme ressentira le mouvement du foetus dans son corps qu'elle pourra dépasser cette ambivalence.
Dans chaque grossesse, il y a une note régressive. C'est pour chaque femme, le degré de tolérance à cette régression qui va déterminer le vécu de cette grossesse. C'est parce que la réalisation de l'ancien désir d'enfant mobilise les relations d'objet, les parents, leurs substituts imaginaires, que l'accueil par l'entourage de cette grossesse, l'acceptation de la régression, notamment par le père de l'enfant, prend tout son relief.
Ainsi la grossesse et la relation maternelle à venir s'instaurent sur ces images déterminées dans l'enfance. Elles concernent l'aboutissement des prises de position identificatoires vis-à-vis de l'être-femme, l'être-mère.
Comment se conjuguent alcool et grossesse ?
Tout d'abord, il faut souligner la confusion qui peut surgir lorsque, instruit du modèle théorique, on vise du point de vue de la santé publique la notion de consommation zéro. Nous ne savons pas exactement en pratique quels sont les effets précis de la consommation d'alcool pendant la grossesse et des études cliniques et épidémiologiques tenant compte des facteurs multiples en cause doivent être faites afin de préciser les informations à donner à la population.
Là encore, la notion de consommation ne se distingue pas de la notion de dépendance à l'alcool.
La majorité des femmes qui consomme de l'alcool est dans l'ignorance des conséquences de cette consommation sur le développement de leur enfant. Ces consommatrices sont soit occasionnelles : un verre de temps en temps, l'ivresse d'un soir..., soit régulières : 1, 2, 3, 4 verres par jour, l'ivresse du samedi soir... sans pour autant être dépendantes.
Dans ces situations, la prévention primaire par l'information portée par les messages grand public, par les professionnels de la maternité, pour peu qu'ils osent l'aborder avec leurs patientes, aura de bonnes chances de réussir à des changements de comportements radicaux d'autant plus rapides dans cette période de repli narcissique et de recentrage des investissements relationnels vers la protection du foetus.
Mais il ne peut en être de même avec les femmes dépendantes à l'alcool qui paradoxalement, dans cette période de grossesse risquent au contraire d'aggraver leur consommation. oei l'on se réfère à l'ensemble des phases du déroulement d'une grossesse, l'on peut concevoir l'énorme défi que représente la grossesse par rapport à l'addiction de ces femmes.
Nous pensons avec de nombreux auteurs que la dépendance est un phénomène psychique actif. Elle est mise en scène du désir.
C'est pour la femme alcoolodépendante un temps de grande violence interne où l'ambivalence est très marquée et les moments d'angoisse très intenses. Surtout le sentiment de honte est exacerbé, le manque d'estime de soi étant aggravé par la confuse conscience d'être nocive pour l'enfant, autant que par le regard péjoratif porté sur elle par l'entourage, par la société.
Une loi pénalisant la consommation aurait pour principal effet de renforcer les mécanismes de honte, de déni et annulerait par la même toute tentative de rencontre thérapeutique et de prévention secondaire.
Il est clair que le produit, ses effets viennent apaiser l'angoisse de morcellement, de néantisation, mais aussi l'angoisse de castration qui accompagnent ces processus, et par la confusion engendrée par l'alcool concourir même à renforcer des mécanismes de déni. L'alcool induit aussi d'importantes modifications de la perception du foetus dans le ventre. Il introduit une désorganisation des capacités affectives et de l'inscription spatio-temporelle.
Le déroulement des phases normales de la grossesse, leur maturation s'en trouveront altérées.
L'action nocive de l'alcool n'est pas uniquement liée à une toxicité chimique ! Il ne faudrait pas l'oublier.
Par ailleurs, Philippe JEAMMET nous rappelle qu'un sujet dépendant n'est pas condamné à souffrir de sa dépendance. Il peut très bien aménager sa dépendance de façon à conserver un équilibre satisfaisant et surtout des sources d'approvisionnement narcissiques suffisantes qui auront souvent pour effet de le sécuriser, de faciliter une reprise des intériorisations qui auront alors rôle d'atténuer ainsi sa dépendance.
La dépendance alcoolique est ainsi très souvent masquée, et le défi consiste aujourd'hui à trouver les moyens d'un dépistage précoce, et la mise en place de soins médicopsychosociaux coordonnés.
Nous savons que le temps de la grossesse est très court pour permettre un remaniement profond et durable lorsque les questions liées à l'intégrité de la continuité de soi, aux processus identificatoires, à la filiation narcissique, à l'identité sexuelle sont aussi perturbées.
Mais beaucoup de propositions d'accompagnement seraient possibles, si la société et au premier rang, les élus, en décidaient ainsi : une action sociale coordonnée à des soins médicaux et psychologiques est le premier temps du prendre soin, de même la volonté d'une vraie politique de santé publique contemporaine inscrivant comme priorité les soins médicopsychosociaux aux femmes en difficultés multiples. Nous avions remarqué dans une période récente qu'il n'y avait aucune formation dans le cursus d'études médicales sur les addictions pendant la grossesse. Ne nous étonnons pas qu'il y ait une méconnaissance des médecins sur les effets de l'alcool pendant la grossesse.
De plus le silence des consultations obstétricales sur le sujet est comme dans d'autres situations lié à la culpabilité de l'impuissance.
La constitution de réseaux de santé spécialisés addictions et périnatalité ont montré leur efficacité (par exemple le réseau à la oeéunion, ainsi que les expériences au Québec) et en termes économiques leur rentabilité. Les divers professionnels impliqués dans ces accompagnements y retrouvent leurs compétences. En effet, la qualité de l'entourage est gage d'une grossesse réussie. Or les femmes alcooliques dans cette situation de grossesse se trouvent justement dans un no man's land, entre le monde clandestin de l'alcoolisation cachée et la tentative de restauration de relations affectives (retour vers leur propre mère, demandes diverses adressées aux travailleurs sociaux, aux institutions...) qui étaient antérieurement perturbées voire disparues. S'il s'agit bien d'un étayage, il peut être difficile à réaliser du fait de l'ambivalence, de la culpabilité, mais surtout de la honte de la jeune femme et ne peut-être que le fruit d'une approche prudente et sécurisante, respectueuse.
Bien sûr, il s'agit aussi de permettre à cette jeune femme de prendre conscience qu'elle a « quelque chose » dans le ventre et même que c'est un foetus dans son utérus, que c'est un enfant qu'elle porte dans son giron. Mais c'est avant tout parce qu'on aura pu la rencontrer, elle, la reconnaître comme sujet digne, qu'on pourra prendre en compte la dyade mère-foetus avec plus d'efficacité.
Tout intérêt de l'entourage uniquement centré sur l'enfant à naître risque d'instaurer un hiatus qui empêchera toute rencontre avec cette femme, et par ricochet, si je puis dire, entraver tout accès pour elle à la réalité de son enfant. Tout effort de prévention serait alors vain.
Les enjeux de la grossesse chez une femme enceinte alcoolodépendante sont à l'inverse la possibilité d'une reprise des processus d'identité avec dégagement de l'emprise maternelle., d'une restauration narcissique au niveau interne mais aussi au niveau externe par la reconnaissance d'un statut, par une place sociale... et enfin une remise à la question de l'identité sexuelle.
Il ne peut, à mon avis, y avoir de véritable évaluation de ces enjeux que dans un accompagnement de la relation mère-enfant aussi précoce que possible dès le début de la grossesse, et sur le temps de la maternalité, de la conception aux 3 ans de l'enfant, concept introduit par oeacamier un psychiatre français il y a plus de 40 ans. La dyade mère-enfant existe dès la conception.
En effet, l'aide ne peut se cantonner à une prévention de la consommation durant la grossesse, les effets de l'alcoolisation de la mère sur l'enfant se poursuit au-delà de la naissance, dans les dimensions relationnelles, psychiques, et sociales.
Outre la souffrance propre de la mère, dans le post partum et dans les mois et années suivantes, l'alcoolisation maternelle retentit défavorablement sur les conditions de vie et de développement de l'enfant.
Une prévention tertiaire du SAF, des EAF devrait s'adresser autant à l'enfant qu'à la mère, et se poursuivre au minimum jusqu'aux 3 ans de l'enfant.